© Lys Bleu Éditions – Luciano Cavallini
ISBN : 979-10-377-0013-1
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Paris Gare de Lyon 17 h 30
Après des semaines de météo maussade, un coin de ciel bleu apparaissait enfin sur Paris.
Judith Pasquier fuyait à bout de souffle, parée comme un long fil d’acier.
Elle se retournait sans cesse, encombrée d’une gabardine noire semblant s’étendre sur les flaques.
La température devenait de plus en plus clémente. Elle.
Les haut-parleurs graillaient des paroles inaudibles, embrouillées parmi les cafés et les tartines issues à la hâte des minuteurs.
Elle ne voyait rien, prises-en vrac dans le trafic et la poitrine suante, la peur aux trousses.
On la suivait.
Une ou deux fois, il lui sembla surprendre une ombre, un de ces spectres bâillonnés dans un coin diffus de la conscience.
Une sensation de malaise et de danger imminent lui fit presser le pas.
Encore plus.
Ses longs cheveux pleuvaient sur un col délavé, lorsqu’elle rejoignit le long couloir du métro, puis le gouffre sans fond du RER.
Elle tenait une petite valise à bout de griffes, que cinglait plus haut à vif, la lame blanche de son poignet.
Elle accéléra le pas, se mêla à la foule inexpressive des matins déjà purulents sur toute la France.
Malgré les débrayages.
Poursuivie sans cesse depuis des années, elle avait fini par être oubliée, tassée dans un petit village du Jura suisse, loin sous les sapins et les buissons hostiles de la nuit, ainsi que des habitants vivant à cent lieues de son baraquement de pierre, et de la réalité de la vie.
On se parlait peu, même à l’épicerie. On tirait le renard la nuit et on reprenait dans l’absinthe, les pseudos rumeurs à propos d’un ours rôdant et fouillant les granges, égorgeant parfois un veau, mais jamais l’épicière du coin plus revêche et sèche que l’unique mât supportant le drapeau de l’Hôtel de Ville.
Puis un matin, derrière son carreau, alors qu’elle se rinçait à vif sur l’évier de la cuisine, elle avait vu ces Jeeps, ces traces noires dans la tourbe des champs écrasant les glaires retournés la veille par la charrue.
Sous la pluie, elle bondissait déjà, les bottes s’enfonçant dans l’arrière-cour envahie par les porcs couinant sous le réveil brutal de la bestialité.
Nue sous la robe, l’échine courbée par les bourrasques, elle courait sans cesse, sans se retourner, en sentant sur ses traces le groin des silencieux, les bottes écrasant les brindilles.
Ils étaient là en imperméables, des hommes gris aux cols relevés et chapeaux noirs, des équipes d’épouvantails clonés sans cœur, sans foi ni lois, sans autre but que celui d’atteindre leur cible.
On la regardait entre deux couinements, des buveurs attablés derrière les couennes jaunâtres des bars, se faisant signe du nez, la bouche déchiquetée ou sans dent.
Dix ans ainsi.
L'AMOUR VOLÉ EXTRAIT
Nelly restait songeuse. La tante Lilette déballa des mûres et des framboises, que les beaux doigts recourbés de la jeune fille saisissaient délicatement. Elle était dans la fleur de l’âge, l’instant où la chair et l’âme compose le charme et la sensualité en parts égales. Elle ne le remarquait jamais, mais plus d’un homme remontait d’un regard, le velours attiédi de sa cape épidermique. - Écoute-moi Nelly. Je sais bien que tu n’aimes pas que je parle de ça, mais... Je me fais bien vieille. Nous avons encore quelques biens à disposition, pas grand chose, mais c’est toujours une réserve, en cas de besoin. Et puis, tu pourras vendre. En cas de nécessité, il te restera la maison de grand- mère, de quoi te retourner et ne jamais être à la rue. Nous avons l’oncle et moi, rédigé un testament en ta faveur. - Jamais ! Jamais on ne me démunira de tout cela ! Ici résident mes moindres souvenirs, personne n’y touchera. - Oui, tu as raison ma petite, fit Lilette sans se lasser. Tout ce que nous t’avons légué se trouve en toi, pour ainsi dire, le plus précieux. Mais le reste, ce n’est que de la pierre... - Le monde est méchant et profite de ma naïveté. Je ne te l’ai pas encore dit, mais l’autre jour, il s’est passé un événement grave, à l’usine... Nelly narra honteusement l’assaut du directeur, le mal-être qui par la suite l’envahit et demeurait encore persistant malgré le temps écoulé. Elle se sentait froissée, revoyait encore sa robe tombant du corps, laissant la nudité brûler au grand jour. Sous l’écorce le bois tendre achevait de mûrir. Jamais elle n’aurait pu concevoir qu’un geste d’amour puisse devenir une arme, ceci surtout, lui laissait la plus grande désillusion que sa nature fut capable d’engendrer, parce qu’auparavant aucun autre repaire n’était venu baliser le royaume, elle n’imaginait qu’un ciel limpide, la liberté d’être et d’aimer volait à proximité, sans entrave, qu’il suffisait de tendre les bras afin d’attraper le cerf-volant des sentiments.
Tout ce qu’elle attendait se concrétisait dans un fatras de tissus profanés qu’on voulait ravir, par une bouche labourée de doigts inquisiteurs. Les bouteilles à la mer, les ballons, jamais, n’apporteraient quoi que ce soit. Si tel était le cas, les êtres tournant le dos aux rivages, ou les survolant, seraient d’une douceur infinie. Mais voilà, l’espace ne retient rien et laisse tout échapper, depuis qu’on l’a retourné sur la tête des hommes. - J’aimerais rester à jamais au temps de tes bonnes tartes aux abricots et l’odeur de la cannelle enrobant ton jardin. J’aimerais voir encore les fines paillettes de sucre blanc se mélanger à la farine, voir la pâte criblée de trous de fourchettes, et la fine dentelle bordant le pourtour de la plaque. J’aimerais voir le monde bleu, au travers de tes flacons d’eau de Cologne, en ouvrant la fenêtre ovale de la salle de bain, afin de contempler l’azur jouant en cercle sur mon visage.
J’aimerais encore ressentir la fine crainte du coup d’œil jeté à la dérobée, entre la porte de votre chambre à coucher et le vestibule, entendre le réveil, la pendule, observer l’édredon, les rideaux verts tirés sur un secret et l’odeur de cette pièce défendue me parvenant par bribes lorsque je n’arrivais pas à apercevoir le lieu mystérieux de votre chambre. Les petites craintes Tante, qui comme un jeu parsèment l’enfance de malice. J’aimerais être là, en haut, dans la pièce que vous me réserviez, en face à la baie, appuyée sur la table blanche que le teint des lavandes chicanait d’ombres dansantes, guignant par les petits croisillons vitrés situés à fleur des moulures ! Je voudrais tant retrouver toutes ces personnes, encore bien vivantes sous le soleil, aux chapeaux clairs et rires stridents ! J’aimerais que l’amour soit pareil à vos lumières et continue d’emplir ma vie. Mais peut-être est-ce trop demander. Oui, peut-être... Lilette écoutait sans mot dire. De l’amour, elle ne savait pas grand chose, il avait été mangé par les corvées domestiques, et leur petit commerce de barbier. Les journées passaient vite, derrière la caisse, et l’oncle « gominait » les cheveux de tout le Panier, sans percevoir l’écoulement du temps. En fin de journée, lors des longues soirées d’été, ils soufflaient tout deux au bar de la Pétanque, chez leur amie Josette, une veuve célibataire de longue date. L’oncle prenait son anisette, qu’il savourait lentement, et Tante un cassis à l’eau, provenant tout spécialement du jardin fourni de la tenancière du troquet. Ils goûtaient la fraîcheur entre les façades de la rue pentue, le regard porté sur les caniveaux diffusant l’ocre poussière que la chaleur chariait au loin, en minces pécules diffus. - Tu sais Tante, reprit Nelly, l’autre jour, j’ai rangé notre maison. En déplaçant la table du salon, j’avais l’impression d’en déraciner les pieds. Chaque objet reposant sur le sol, laisse une trace indélébile d’existence, une marque lourde marquant la chair. Penses-tu que ça soit normal à mon âge, de ressentir ces tourments ? À qui me confierai-je lorsque tu ne seras plus là ? Tu laisses en moi un tel élan d’amour ! - Nelly, écoute moi. Un jour, tu trouveras la personne qui prendra la route avec toi. - Avec tout ce que j’ai lâché, rien ne s’est encore produit ! - Que tu es impatiente Nelly ! - Tu es la seule personne chère qu’il me reste ici-bas, que l’existence partage avec moi ! - Que sais-tu de la vie mon enfant ? Il suffit de quelques secondes, un hasard, pour que deux marcheurs se retrouvent. Allez savoir pourquoi ? Si éloignés l’un de l’autre et dans l’ignorance de leur présence, ils se découvrent, venus de loin ou parfois de quelques centimètres, du palier d’en face, et le seuil s’illumine ! Ça ne s’explique pas ! Pourtant chère enfant tout cela reste si fragile. C’est parce que nous vivons dos à dos, que l’on ne trouve pas ceux qui nous apportent le bonheur ! Pense à cela, ce sera le meilleur moyen pour toi, pour que je survive à tes côtés. Nelly, tachée de petits fruits, fut ébranlée par moult sanglots, trop longtemps retenus. - Je resterai cloîtrée dans la maison de grand-mère. Je n’ai rien à faire de ce monde, personne n’est assez honorable au point que je veuille lui ressembler. - Prends le temps de vivre, ma Pitchounette. Ce n’est pas en nous agitant que l’on accomplit le plus. On se fatigue, c’est tout. Et trop d’épuisements mènent au dégoût ! Songe encore que beaucoup de tourments proviennent uniquement de notre orgueil. - Tu as toujours été de bons conseils, tante. Mais je suis désormais sans travail. - Grand-mère ne t’a pas oublié, de ce côté-là non plus. - Jamais je ne gaspillerai ce que vous avez si durement acquis par votre labeur quotidien, sans ne jamais rechigner. - Qui te parle de cela, ma fille ? - Si j’avais agi différemment, je serais toujours à la Nougaterie. - En te laissant vilipender comme une malpropre. Non, bien au contraire, tu as agi en conséquence ! Je suis fière de toi, tu es une petite fille courageuse. - Je ne suis hélas plus si petite que ça, Tante... La brave femme mordit son peu de lèvre inférieure, que l’âge lui rongeait jour après jour. Elle se leva, et pour sa nièce, sortit la théière argentée, condensant la clarté sur son ventre généreux.
C’était dans l’eau chaude un doigt foncé de cannelle, avec du sucre roux. Le breuvage la revigora, en baissant la voilette du chapeau afin d’atténuer la lumière, le visage endolori se moucheta de pudeur. La chaleur séchait la lavande, sous le toit, une hirondelle se calfeutrait. À part les cigales et l’ombre mouvante des parasols suivant le soleil, aucun mouvement ne vint plus agiter le paysage. La canicule clouait le lieu d’un impitoyable couvercle. Nelly paraissait s’endormir, aller loin, vers un endroit que les années n’avaient pas encore atteint. Il n’y avait plus de chat dans la cuisine, le panier de la couveuse restait désespérément vide, les poules ne caquetaient plus, l’oncle ne limait pas une couenne de fromage appuyé contre le mur. Seule Lilette survivait, les cheveux talqués de blanc, le regard encore bleu, rempli de mers ou de cieux profonds. Elle semblait fragile et devenait le dernier bastion d’une tendresse liée à l’enfance. Le grand berceau doré de Nelly se fissurait, les poupées de porcelaine s’endormaient sur le canapé du salon. Il régnait juste cette fraîcheur bienfaitrice de volets clos, sur les housses et les napperons. Toute une réserve d’ombres, entourant l’espace, vaquant d’un temps s’amenuisant de plus en plus. Et Tante, ce jour-là, parla pour la dernière fois. Deux semaines plus tard, la grande punition des adultes que craignaient les enfants, creusa un large fossé entre le passé et l’avenir, que l’on comblait de terre, de fleurs, et d’une petite croix de bois clair.
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