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ROAD TRIP À Jenny B.

Dernière mise à jour : 23 avr. 2023


De cette maison dont je ne savais rien, et qu’un parcours de dix ans ramenait auprès d’un seuil incertain, je n’en vis d’abord que les minces contours blanchâtres, s’illustrant entre les nues au sommet de la colline. C’était une bâtisse " Steaming Boat Style ", avec une cage d’escaliers translucides traversant la façade principale de part en part. Rien ne semblait parcourir les marches internes et diffuses, si ce n’étaient quelques ombres disparates, générées par des potiches chinoises surnageant de leurs silhouettes évanescentes entre le verre et d’autres ajourés, provenant des salons adjacents, béants côté jardin. Jenny ne m’aperçut pas de suite, bien que je sentis mes jambes devenir telles des flanelles ne pouvant supporter ma vaste charpente, rien qu’à l’imaginer coulissant le long de ce puits lumineux lui servant d’écrin. Une éternité déjà. Ce visage. Ces tempes délicates, qui les marquèrent jadis d’une empreinte de baisers angéliques, puis surtout, ces yeux que l’azur jalousait secrètement, si ce ne sont les bruines par temps humides, convoitant son teint blanchissant la psyché du salon. Serait-ce encore cette femme au manteau bleu et dont le visage de porcelaine, viendrait subitement illuminer le lieu d’ombres nivéennes ? Que vais-je retrouver après toutes ces années de sommeil et rêves me fourrageant d’empreintes spectrales ? Sur le haut de la terrasse, j’entendis un chœur d’enfants, entonnant le requiem de Fauré, ou Pavane, il était difficile de percevoir les détails du morceau s’élevant ainsi d’un vieux Gramophone, car Fauré avait toujours eu des mélodies louvoyantes et reprenant les mêmes tonalités mélancoliques. Lui et Satie avaient accompagné mes promenades dans les grands parcs humides de maisons patriciennes, avec parfois Debussy, lorsque leurs jardins ruisselaient sous la pluie. Il y eut un souffle dans le paysage, une clarté de plus au milieu de l’aube.

Je me rappelle bien de ce moment précis, alors que les roses venaient à peine d’éclore et que les pivoines grasses embaumaient par leurs joues violacées les moindres recoins d’allées, sinuant au travers des gazons aussi souplement que des hanches féminines alanguies sur un parterre de mousse. Oui, je me souviens. Appuyée sur la rambarde, telle une Madone blanche, l'avant-bras déposé en faucille contre la joue, je la vis immobile, me toisant comme si l’on s’était vu l’avant-veille, sans ne laisser paraître aucune émotion ni souffle autre, que celui de la brise taquinant ses mèches, tel un berceau en lequel son visage reposait. Elle me fit signe d’avancer, mais comme pour prendre de l’élan, en clignant des yeux, je fis d’abord quelques pas en arrière. Puis enfin, j’arpentais par-derrière, les vastes degrés menant jusqu’à son aire.

Ce domaine… Sans qu’elle ne fasse jamais son âge, elle apparaissait au milieu de tout cela telle une hampe de Lys éternelle, le blason des Capet. Il y avait juste cette légère fatigue que je lui avais toujours reconnue, sous les yeux, à fleurs des pommettes, saupoudrées de pollen violacé. Il fallait vraiment être observateur si l’on tenait à débusquer cette subtile particularité. Sans frissons, sans tressaillir d’aucune sorte ni divulguer la moindre émotion, je l’entendis juste lâcher : « Viens, rentrons, je gèle. »


Je sourcillais encore. Son intérieur était vaste et spacieux. Des meubles oblongs couraient le long des parois, des vases de Burano, délicatement travaillés, des plantes exotiques recelaient d’étranges floraisons s’effilochant contre les plafonds, dont plusieurs se trouvaient à hauteurs différentes, comblés d’interstices luminescents. Dans cette cage d’escaliers que je vis maintenant sous une concavité radieuse, le jour se changeait en d’autres cieux, cet univers s’immergeait lui-même tout ruisselant encore, sur les objets, les rendant plus scintillants qu’au naturel, à peine effleurait-elle la main sur le couvercle de la théière qu’elle venait de disposer à mon intention. - Tu ne bois toujours pas ? - Jamais. Elle se servit un verre de vin rouge dans un bulbe se teintant immédiatement d’une belle couleur tuilée. Je clignais des yeux. - C’est vendredi. Tu sais. Comme toujours. Je demeurai bouche-bée. Vendredi. J’avais oublié. C’est un jour spécial où les misères encombraient encore le patio, alors que le salon se dégagerait au profit d’une fin de semaine plus prodigue, tant attendue, et ce, depuis des années. Tout ça, on ne pouvait en profiter autrement sans l’avoir durement besogné. Le lait du jour se fit plus intense, et plus contrastées ses veines bleuâtres courant le long des bras jusqu’à la saignée du coude. Les jugulaires se débattaient entre chaque déglutition de l’épais breuvage. Elle était comme un arbre dont on voyait les nervures translucides se nourrir petit à petit, en gonflant les chairs. Toutes ces turgescences la rendaient plus sensuelle, la tiédeur changeait, celle de sa peau, l’odeur aussi, devenant suave vers l’encolure, moite, acidulée. Ces années charnelles relevaient le bouquet, sans que l’on ait eu besoin d’en soulever la jupe. - Viens-t’en. Changement de décor. De scène. Regard éperdu. Oui. On s’en venait. Prête. Regardant déjà par le pare-brise le fluide azuréen imprégnant l’habitacle de son char. Une course le long des rubans ondulant l’échine à perte d’horizon, avec disséminées çà et là, quelques petites chapelles blanches dont les campaniles se confondaient à l’inflorescence des prairies. Vers la boîte à vitesse, le godet de café, l’âcre odeur de brûlure amère revenant en petit brun décaper la gorge entre deux rasades. - On va s’arrêter là. Je dois prendre de l’essence. Puis j’ai faim. Pour une saleté gourmande, un truc qui sucre le bec. Dans un « Tim Hortons », y a ça, là, ce genre d’affaire. C’était bien vrai. La grande enseigne flashait de la gueule, il fallait voir, au lointain, la feuille d’érable pourpre braillant la prise de fuel en urgence. À fleurs du poignet, le carburant coulait dans le goulot avec son haleine frémissante en bordure de peau. Ça n’en finissait pas, le tout sous un arrière-fond de boutique suintant des néons, de quincailleries, d’étalonnages de médicaments, des tas de « Jean Coutu » fouettant le menthol à plein nez. On oscillait entre cet amour vibrant du bassin, flattant les hanches, le vrombissement du char, puis l’autre, celui baignant ces mélanges broyés ensemble. Ça donnait une curieuse image, lorsqu’on observait cette grâce de porcelaine, en train de jongler avec tous ces objets rêches, sans contrainte aucune, aussi bien que l’eût fait le plus viril des camionneurs. Jenny, c’était à elle seule, la représentation même d’un oxymore en dentelles. - J’ai faim. Du grand chaton ayant besoin de téter immédiatement. C’est ainsi que je voyais la chose. Au milieu de ce paysage grandiose surmonté par un chapiteau disgracieux de Station Service. Au loin des champs sur lesquels les cieux se vissaient hermétiquement contre le joint de l’horizon. Des maïs frissonnant, la rousseur des blés tremblant sous la brise ou une découpe de silos semblant des fusées prêtes à bondir hors de leur pas de tir. Road Trip, ma belle Jenny. Scories dans les yeux. J’aimais me sentir ventre à terre, contre la table bordée de muffins, laissant des fragrances plus goûteuses que le velouté des mies, juste parce qu’elle était là. Puis parfois, de ses doigts fins, elle mouillait ses tempes d’une mèche, et ça lui laissait un embrun aromatique sur l’épiderme. De la cosse de cacao bien corsée. J’aurais dû devenir gribouilleur, afin de pouvoir reproduire à dessein, l’harmonie douce de ses mains entonnant leurs mélopées en bordures de lèvres, ou lors de la reptation de ses poignets-murènes, cherchant le verre ou un stylo, et qui sous les effets d’une clarté capricieuse d’un après-midi, scintillaient de manière tantôt métallique ou tantôt nacrée. J’étais le passager de ses distances, consenties, mais clandestin concernant ce que je percevais d’elle et que je ne parvenais à formuler.

On était en Canada drive, dans un bocal, au milieu de l’Ontario, pédale au plancher. Vendredi. Le jour du ballon rouge dans le verre à bulbe, comme si on l’avait revêtu d’un dessous rubis. Mais le calice Jenny, c’était elle, dont les boutures laissaient sur le verre, d’harmonieuses digitées. - On repart. T’as fini ? On n’en revient pas, de toi, me fis-je en aparté. Alors, comment repartir ? - On y va là, arrête dont de me niaiser ! Ce que j’aimais, c’est que sa rose labiale, puisse comme ça cracher du gros fret. Il y avait ce domaine Steam Boat Style au centre des pommiers, le char, les habitudes, les déplacements, ces osmoses liquidiennes baignant le jour et les kilomètres, elle, déposée sur le skaï, en fonds de chenal. Au loin, se profilait Otawa, les briques biscuitées néo-gothiques, le Rideau, des gouttes de pluie larmoyant sur les barrières et le pavillon chinois se reflétant entre les flaques. Irréelle, la nature avec elle, robuste, se gonflant telle la mouture de café sous la buse d’un Régulier. C’était vendredi, elle y allait pour le job. Des jours entiers punaisés entre des tours, elle demeurait toujours confondue, en filigrane à l’arrière de baies vitrées ou se reflétant sur un écran d’ordinateur. Jenny, créature amphibienne, ne pouvait survivre qu’immergée dans le cristal. La peau fine aux circonvolutions nerveuses, ligaments à vifs, rongés d’écriture sur d’immenses plages de pages, depuis l’école, depuis les études, depuis la vie. C’est ce qui la rendait sensuelle cette absence de rugosité, ce satin qui n’avait pas servi à autre chose qu’à se lisser sur les écritoires.

Jenny se remettait au travail. Elle en avait tellement. Des pelletées à tamiser sur Excel. Un courage indéfinissable de tout reprendre sans cesse, sans maladie mais parfois chagrine, rien d’autre que la volonté unique d’arriver au punch final. Je ne savais quoi lui dire, je sentais les impressions se caramboler en moi, c’était inaudible ce tapage intérieur. Je ne faisais que contempler l’adage du silence, ses changements posturaux, ses pincements d’index contre les commissures des lèvres, comme pour y ôter un surplus de nectar. Je l’avais suivie depuis son rempart, jusqu’au néo gothisme d’Ottawa, la ville miroitante sur les verrières pluvieuses des façades. - C’est vendredi. Le soir où je bois mon coup de rouge. C’est la fin de semaine. En tous cas… Je clignais bien des yeux. Je m’éveillais d’un lourd sommeil. C’était donc bien ce que je craignais. Désormais, elle n’était Jenny plus là qu’en songe, plus là aussi.

Au fond du verre d’eau près d’un sommier et des peluches fanant sur une enfance révolue, je la prolongeai encore, attendant je ne sais quelle prémonition que m’offrirait un destin totalement tranché du reste de l’humanité.







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