Exercices de stèles - Eugène Jost - Joan Sutherland Extraits du chapitre -12-
- jemesouviensdetout

- 7 févr. 2021
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Dernière mise à jour : 7 févr. 2021
À la vénérable mémoire de Jean-Edouard Blanc, écrivain et historien de Clarens, représenté ici en chef de Choeur.
Jean-Edouard Blanc


Comme pour se joindre aux ouvrages d’Eugène Jost, un magnifique rai de soleil mordoré vint coiffer le Caux-Palace et le Montreux-Palace, tandis qu’à l’instant même, Monsieur Blanc venait d’attaquer le Requiem de Fauré, avec son chœur de jeunes filles immaculées. En arrière fond, au pied de la tombe de la cantatrice, on voyait toujours des silhouettes de craie onduler en fonds d’encre, bleutées par les vitraux. Entre ce paysage illuminant la magnifique architecture de Monsieur Jost et ce chœur entonnant des œuvres fines, une espèce de connivence divine venait embraser ces deux êtres que pourtant tout semblait opposer ; la plantureuse Joan Sutherland et le discret Eugène Jost. - Je pensais souvent à vous, fit-elle animée, devant le Château Beau-Cèdre ou quand je traversais le Pont Bessière, en allant me produire en soliste à la cathédrale. Et que dire de mes attentes de trains, lorsque mon regard voguais là-haut, vers les frises de la grande horloge ? Que j’admirais le carrelage tout de finesse composé, avec ces petits losanges de lapis-lazuli. Montreux était une ville d’azur, à la Belle-Époque, dont le sommet des maisons en pignons, travaillés de multiples arabesques délicatement profilées, auraient pu en constituer les nuages. Tout ceci grâce à vous. Vous avez dentelé cette région d’écume, je pense que c’est pour cela que les montagnes environnantes vous enviaient, en se voulant « neigeuses » à souhait, le plus hâtivement possible. Que Dieu vous rendent toutes ces grâces ! - Vous exagérez, Madame… Joan. Les théâtres où vous avez joué, étaient des temples de merveilles. Le Palais Garnier, par exemple. Vous émettiez des œuvres d’art, vous étiez immergée entre les murs de lieux précieux. Quoi que vous fissiez, vous fûtes gigogne à plus d'un titre ; c'était distiller Mozart en vos cordes et inscrire votre stature en des lieux historiques et de hauts panaches. Vous n’êtes pas indissociable du beau, et le beau eut besoin de vous pour exister. Qu’est-ce qu’un monument sans vie ? Qu’est-ce que le bassin de Neptune à Versailles, s’il n’est pas vivifié par les grandes eaux ? Tout est là, ce n’est plus un hymne à la beauté qu’il nous faut vanter, mais un chœur au merveilleux. - Comme celui de Monsieur Blanc ? - Il vous plaît n’est-ce pas ? J’ai toujours été fasciné par ces gorges fragiles, prises en étau entre leurs cols amidonnés. - Deux crocs de vampires tentant de mordre la pulpe tendre jusqu’au sang. - Eh bien vous alors ! Comme vous y allez tout d’un coup ! Sauf que les cris poussés ne sont pas des hurlements, mais des octaves divines, fit-elle amusée. - Détrompez vous, elles sont parfois aussi arrachées à blanc, lors des répétitions, lâcha t-il sans sourciller. Puis de reprendre : « Voulez-vous bien que nous nous rendions sur place, afin de constater par nous-mêmes de quoi il en retourne ? » Elle sembla hésiter, avant d’obtempérer. - Oui d’accord. Mais alors, incognito. Incognito se rendait à Dieu. Sans le savoir. Dans l’allée du temple de Clarens, les vitraux flamboyaient, et cette fois-ci, sur le devant, dos à la croix et la grande bible ouverte au livre des Révélations, on vit les petites blanches frémir comme des flammèches de cierges. Monsieur Blanc, de dos, levait les bras avec des gestes lourds d’ampleur et de d’imprécations.
Les filles embellissaient au fur et à mesure que les voix grimpaient dans les aiguës. Les visages s’affinaient à se rompre et je vis, sur le côté, Joan Sutherland s’amoindrir en même temps que la subtilité du chœur atteignait la dernière lame de vitrail, ciselée et pigmentée par François de Ribaupierre. Eugène Jost eut de la peine à suivre. Il pouvait avancer vers le chœur, mais plus du tout atteindre la grande dame qui devint quasi invisible derrière les manches pastorales de Monsieur Blanc. Le requiem de Fauré, avec ses mélodies combinées d’harmonies célestes, s’épandait en mannes providentielles dans le temple et, bien que la galerie fut évidée du chœur se retrouvant dès lors au parterre, il y parvenait malgré tout un écho subtil, comme si les voix seules subsistaient par-delà leur lyre charnelle. Joan Sutherland semblait rejoindre la formation ; son belvédère embrassait la totalité d’une existence bien accomplie. Après Covent Garden, les profondeurs de Wagner, le Métropolitan Opéra, elle s’en allait encore sur des estrades plus élevées, que le trop modeste architecte Eugène Jost apercevait de loin, tel un sanctuaire qui n’était pas le sien et qu’il ne se sentait aucun droit de convoiter. Et pourtant… Il n’avait rien à envier à qui que ce fût, surtout lorsqu’on admirait son hôtel des Postes de Berne ou d’autres monuments comme le Major Davel, dont le dernier quidam sur terre ne pourrait qu’être ébloui.
En pénétrant ces lieux, on ressent aussi les formes qu’il a donné à l’espace et le dit espace sur les reins, pour qui est sensible et sent frissonner en lui ces courbes et proportions. Entre la pierre, les harmonies se mêlent aux tons, et les tons aux formes, dont les pignons et les enluminures seraient la dernière note scintillant en bout de flèche. Rien ne lui valut jamais plus et plus rien ne lui prévaudra dans le futur. Joan Sutherland et Eugène Jost l’apatride, le devenu sans logis, lui qui avait pourtant déposé maintes pierres angulaires, voyait la puissante Dame s’élever loin de lui et le chœur de Monsieur Blanc se dissoudre entre les rais de soleil. Les petites filles blanches, les blanches de Blanc, telles des hampes de lys, s’amenuisaient de la taille pour ne laisser dans le sobre espace du sanctuaire, qu’un dernier point de faciès et d’arpèges cristallins, floconnant délicatement jusqu’au sol. Monsieur Blanc demeurerait quelque part, dans un oriel translucide, en attente d’autres chorales à diriger, qu’il laisserait percevoir à des oreilles sourdes à ce monde pitoyable, mais dont l’aveuglement volontaire imputé à cette sphère de misère, permettait d’ouvrir un regard vers des stances plus élevées, voire d’admirer enfin ce que l’on pourrait entendre et goûter ce qu’il s’y diffuse.
La sainte synesthésie. Eugène Jost demeura donc seul, ignorant tout de la dévastations de sa région, enlaidie par des chancres de toutes sortes ayant poussés sous l’emprise de personnages véreux, incultes, certainement corrompus, ne goûtant de culture que celle liée aux foires et kermesses criardes, de folklores pains-fromages, vinasse et autres carnotzets enfouis sur les hauteurs, à gens locaux, vindicatifs et reculés. Il ne pourrait ni ressentir l’écroulement interne du patrimoine, ni la chute sociétale lui étant liée et par extension, nivelée de manière exponentielle vers le bas. Il ne verrait rien de tout cela, puisque dans la grande loi des trépassés charnels et des âmes persévérantes, il est dit qu’elles ne percevraient que ce qui fut en leurs temps d’existences en ce bas monde. Cependant, sachez-le, dans un endroit précis des cieux et des consciences, il est un autre lieu qui « voit », qui « sait », qui « entend » et qui un jour prendra les dispositions nécessaires contre tout ce qui offensa les yeux, défigura la nature, et blasphéma les lois cosmiques. S’il m’entend, d’où il est, Eugène Jost, peut-être par l’intermédiaire de ma guide, je goûterais ardemment de pouvoir lui souffler à l’oreille cette funeste sentence qui peut-être apaiserait ses nostalgies ; à savoir que : « S’il n’est pas au cimetière de Clarens, c’est parce que Clarens gît hélas au cimetière. »





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