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Exercices de stèles Extrait. Alexandre Vinet - Eugène Rambert

Dernière mise à jour : 1 févr. 2021

Monsieur Vinet, savez-vous, je réalisais aussi, en un seul embrassement de conscience, que plus nous nous élevions, plus nous disparaissions aux yeux des « vivants » ; comme le disait donc Tagore : « Chaque marche qui m’élève, en même temps me détruit. » L’élévation diminue. Regardez le milan voler et observez-le à terre. Il ne sera pas de la même stature et, un moment donné, il ne sera même plus du tout.

- Ce n’est pas l’homme qui diminue, mon cher Rambert, c’est le ciel qui l’augmente. - Certes, monsieur Vinet. Mais comment peut-on demeurer grand, face à l’infini ? - Nous nous diluons dans la grandeur. Comprenez-moi bien ; être Légions, c’est être plusieurs, c’est être fragmenté. Alors que de s’unir au Tout, c’est rejoindre la source unique. On ne perd rien, on ajoute. - En êtes-vous donc si sûr, Monsieur Vinet ? Qu’auriez-vous fait, face à une telle chute ? Lorsque l’on voit que plus aucune rambarde ne soutient le pied et que rien d’autre ne peut s’agripper à la main ? - Mais la même chose que vous ! J’aurais tremblé, j’aurais crié, je me serais senti totalement démuni et abandonné de tout et j’aurais perdu la moindre certitude avec le reste des billes. - Donc vous reconnaissez la peur du néant, la peur de ne plus être, ne plus ressentir, enfin cette indicible angoisse de l’inconnu concernant l’au-delà ? - Je n’aime pas le terme « au-delà. » Mais oui, c’est exact, j’aurais eu cette frayeur. - Alors, Monsieur Vinet, vous reconnaissez aussi, par cela même, une faille dans votre foi ? - Hélas oui ! Face à cet inconnu, où nul voyageur n’est jamais revenu… - Pour nous révéler de quoi il en retourne. - Mais qu'est-ce qu'une faille, confronté à cette abysse ? Nous avons besoin de certitudes, nous sommes faits hommes, fils de l’homme, il est si difficile de s’abandonner au-devant d’un tel mystère ! - Certes Monsieur Vinet, je vous comprends. Mais il fut une fois où nous n’étions pas. Aucun homme pourtant, ne connaît l'angoisse de l’en-deçà. Pourquoi donc craindrait-il- permettez-moi- cet effrayant au-delà ? Ce doit être le même lieu, non ? - En ce cas, beaucoup de voyageurs l'ont expérimenté. Certains témoignages sont des plus troublants, avouez-le. - Ils ne nous ont pourtant pas éclairés sur le lieu exact de leur provenance, Monsieur Vinet. - Je pense, excepté le fait des descendances, le caractère d’un homme doit dépendre de son séjour « là-bas. » - Tout comme ce qu’il expérimente sur cette terre, déterminerait ce qu’il trouverait après ; « de l’autre côté. » - Oui reprit Alexandre Vinet. Ce qui voudrait dire que la coloration de chacun, ordonnera la réalité future. Elle n’est pas un lieu, mais une projection qui plus est munie d’un filtre. Aussi, tant que ces strates encombreront la vue, le Royaume des Cieux demeurera aveugle. - À celui qui s'en éblouit par méconnaissance, reprit Rambert. - Oui, c’est cela que j’entendais. - Mon Dieu ! Tout ça mon cher, parce que l’un des deux a failli basculer dans le vide ! - Qui ne doit pas être pire que de basculer sur terre, cher Rambert ! La chute est souvent une notion portant à confusion. - On pourrait nous traiter de pessimiste, si par hasard on surprenait nos propos. - Ou tout simplement, Monsieur Vinet, de lucidité exacerbée. Le silence s’installa sur le cimetière. Une espèce de suaire lourd avec à nouveau le lugubre frémissement du carré des morts. On voyait les ombres se mouvoir sur le sol, comme des taches de houilles s’élargissant au fur et à mesure que le soleil suivait sa course vers l'occident. Les oiseaux effeuillaient leurs ailes au-dessus des allées. Le gravier crissa sous les pas de ma guide, revenant à la charge, le visage inquiet, mais je l’avoue, de plus en plus gracieuse. - Lorsque je plante la pointe de ma canne dans le granit, Fit Eugène Rambert, je sens que je m’accroche sur les arpents, que je m’y assure. Je vois par-delà les plaines et les vallées, par-delà Rhin-Rhône. Je vois les grandes frontières alpestres de l’Autriche, le souffle du Tyrol grondant sur les cimes ou celui du föhn, violaçant les lacs, giflant la chevelure des femmes en y gonflant leurs chemisiers comme une voile de trirème, emportant loin à la ronde leurs odeurs charnelles avec les résines forestières. Le föhn, Cher Ami, si violent et si mystérieux, rendant les insectes tels des tourbillons d'étincelles. Il n’est pas rare de voir les croix des plus hauts sommets, s’embraser soudainement de feux de Saint-Elme. C’est ici donc que j’imagine la prairie du Grütli et le cœur de ces trois hommes unis pour la Patrie ! Quand Werner Stauffacher, Walter Fürst et Arnold de Melchtal ont levé les bras vers le ciel, brandis l’index en prenant le Créateur à témoin, sur l’âpre pente du Grütli ! Le patriotisme découle toujours d’actes Divins et lorsque le Lion de Lucerne sera guéri et qu’il se relèvera, qu’il ressuscitera, notre pays sera à nouveau purifié de tous ceux qui outragent la face du Seigneur et du peuple souverain !

- La Suisse a toujours marché dans le sillage de Dieu. Elle a le Pilate, et les premiers mots de sa constitution prennent refuge « Au nom du Dieu tout-puissant ! » - Vous oubliez le Gothard et le Pont du Diable sur la Reuss, repris Eugène Rambert sur sa lancée… - Vous voyez, mon cher, fit Alexandre Vinet se radoucissant. Il est intéressant de voir à quel point votre canne se plante au sol, afin de vous permettre de vous rapprocher des cieux. Les diableries ne sont point pour vous, croyez-moi ! - Oui. J’ai d’ailleurs fondé un Club, ceci afin de permettre à bons nombres de nos concitoyens, de se rapprocher au plus près des cimes célestes. Lorsque la pierre devient nuage et la vapeur rosée. Il est très important, durant cette vie, de pouvoir effleurer tout ce qui est subtil, parmi ce qui demeure encore matière d’ici-bas. La fragrance des fleurs de montagnes, leurs essences mélangées aux embruns atmosphériques, à l’air, à la lumière qui s’irise, juste au sommet d’une croix, la pointe qui conduit le feu sous les antres terrestres, l’auréole d’une flamme qui nimbe au-dessus de la bougie, tout cela engendre les mêmes contemplations, celles qui mènent vers la connaissance suprême. La visibilité de Dieu et partout, ceux qui ne voient pas n’ont que la chair et la désespérante fin qui lui est due, les plaisirs éphémères, les gustations trompeuses d’une réalité aussi fugace que l’éclair.Vous l’avez dit vous-même, mon cher Alexandre Vinet, vous seul à votre époque, avez si bien su parler de l’Éveil. Les ombres d’alentours rosissaient, les merles s’abreuvaient en bord de fontaines. Le Christ blanc semblait avoir les bras plus larges encore, avec, en lieux et place des mains, des flammèches s’élevant comme des colombes. - Je vous admire, Cher Alexandre Vinet, et là je vous rejoins encore, vers le haut de votre monument, alors que la fraîcheur du grand hêtre, veille comme sur Musset, la terre où reposent les restes de votre corps mortel. - Et moi, je vous observe, Eugène Rambert, dur comme le roc, avec votre âme solide, arpentant les Cornettes de bises ou la pointe de Bellevue, alors que votre dépouille physique, s’emploie à la roche de votre monument à devenir Alpes au-dessus de votre repos. Ces deux hommes représentaient une Suisse patriotique, aux ardeurs de héros, tandis que les Alpes demeuraient toujours les Muses de l’Allemagne, et les Évangiles, la nature désormais réservée et contemplée par les peu d’hommes étant encore fils de leurs mères et enfants de la terre.




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