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Exercices de stèles - Extrait. Pro Patria, honneurs aux soldats morts de 1914-1918


Soldat mourant, tournant le regard vers sa Patrie qu'il ne verrait jamais plus.
Cimetière de Clarens, mémorial Pro Patria

Le cimetière ressemblait à un champ de ruine, le même que celui qu’on voyait depuis le sommet du Janicule de Rome. Alors que le vent redoublait de violence, je vis ma guide, les cheveux battus de tous côtés par une force invisible, le visage grave, les yeux baignés d’un bleu surnaturel débordant tout autour des orbites. Cette fois-ci, elle était dressée devant moi, munie d’une longue robe noire, aux manches serrées, laissant uniquement saillir l’acier des poignets. Sans qu’il ne me fût possible de résister, je me retrouvais soudainement rivé devant le carré des militaires. Il devenait évident que je ne pourrais plus échapper de cet endroit néfaste me poursuivant, et que j’horripilais de tout mon être. Je savais qu’il ne serait plus possible de revenir en arrière ou esquiver quoi que ce soit, je devais pénétrer dans ce jardin de glaise, empêtré d’ossements. Je voyais les herbes proliférer tout autours de cette enceinte, grasses et d’une profonde tonalité émeraude, gavées par toutes ces perversités de chairs engluées dans l’horreur. Les éclairs dardaient, les épaules des arbres trouaient cette espèce de nue glaciale jetée en gabardine sur les épaules des sanctuaires. Ils se passaient exactement les mêmes conflits que sur les champs de la Somme ; la terre vomissait au grand jour et à la face des hommes, les crimes vénaux qu’ils avaient perpétrés. C’était gravé dans la caillasse, on voyait suinter le pus des plaies parmi les ferrailles et les obus. Le monument se dressait roide, avec ce coq en feu au sommet des supplices, alors que le pauvre soldat de pierre poreuse, regard tourné vers sa patrie qu’il ne reverrait jamais plus, gobait la tempête s’infiltrant entre ces interstices. Il n’y avait plus de différences, les coups de foudre et ceux du canon s’anastomosaient dans ce carré de souffrance.


Tranchée de Verdun

J’apercevais ma guide, enfin juste sa silhouette engoncée dans une pèlerine, toute de noire vêtue et le faciès émacié, telle qu’elle m’était apparue au début, avec ses allures de grande faucheuse. On se serait cru plongé en pleine reproduction d’Eugène Samuel Grasset. Ce qui me frappa le plus ce furent ces lamentes, entendues depuis le début, mais cette fois-ci je me retrouvais en plein cœur de la tourmente avec le Magister, immense, le visage bouffi, surmonté d’un chapeau ombrant son front, m’aspirant au plein coeur du charnier. Sa voix gravelonneuse charriait des immondices, des syllabes invertébrées, cuisant tels des hurlements sous les feux de l’Enfer. Ma gorge fut étouffée par l’odeur pourpre de la poudre et du salpêtre. Des torrents de boue coulaient de toutes parts, encombrés de mâchoires aux rictus démoniaques, et sous les hurlements, j’avançai avec peine, enfoui sous la sépulture qui semblait s’être refermée sur moi. Cependant, je sentais la présence de ma guide, comment vous dire, comme si elle déambulait à l’intérieur de moi, demeurant observatrice plus que protectrice du lieu, tant et si bien que l’on put encore appeler cet espace « un lieu. » Il ne restait que des boues charnelles sanguinolentes, des morceaux de chairs découpées ou cisaillées par quelques monstrueuses baïonnettes. La fleur au fusil s’était transformée en flammes incendiaires. Il y avait des légionnaires qui sifflaient encore, avec les balles, d’autres, le visage déformé par un trou monstrueusement sombre et bouillonnant de vases écarlates jaillissant hors d'un anus édenté. Je ne sais comment il me fut possible d’apercevoir les conscrits Suisses, principalement de Genève et du Jura, se détacher des autres uniformes français, puisqu’ils s’étaient portés volontaires de se battre sous le drapeau tricolore. Je sus qu’ils étaient Suisses, tout simplement, comme je sus aussi reconnaître les Belges. Je ne circulais vraisemblablement plus entre des tranchées, mais entre des plaies béantes, à l’échelle de celles bêchant les poitrails. On eut dit, en ce champ de supplices, qu’on y avait organisé de gigantesques Saturnales, au milieu d’arènes si vastes qu’on n’y voyait plus aucun abord circonvoisin. Depuis l’Antiquité, on n’arrêtait pas de reprendre naumachies et combats de gladiateurs, à grandeur planétaire. On y côtoyait tout ; des corps dépecés ou perforés par la mitraille, à demi-enfoncés dans le sol, aux hachis disséminés de toutes parts, avec des survivants se trouvant soudainement tronqués, hagards, ne parvenant pas à concevoir ce qu’ils leur advenaient. Certains ne semblaient ressentir aucune douleur et sous les feux de l’action, ils jetaient leurs membres tailladés sur les bas-côtés, tentant béatement d’avancer ou de saisir leurs armes. C’est seulement après qu’ils s’affalaient convulsivement au sol et qu’ils saisissaient toute l’horreur de la situation, hurlant aux brancardiers, aux sanitaires, avant qu’une ultime hémorragie les libèrent de leurs tourments. D’autres plongeaient à mains nues dans leurs tripes dévastées à l’air libre, tentant de les renfouir, mêlant boues et intempéries à leurs hachis, cherchant à se recolmater le ventre coûte que coûte ; un lambeau d’étoffe, un casque, un camarade mort, tout ceci entre les hurlements, les obus, les pleurs, les défécations massives de chiasse souillant les uniformes et dégoulinant au-dessus des agonisants. On ne voulait pas voir, ne pas croire, la gourde vide, le ventre creux, comme s’ils n’existaient déjà plus de tripes. Les hommes exsangues avançaient les yeux exorbités, ne ressentant plus rien, ne voyant plus rien que le fond des tranchées. Il fallait avancer à tout prix, si ce n’était pour éventrer du boche, pour mitrailler, se tirer surtout de cet enfer d’argile et de chairs concassées.


Ossuaire de Verdun

Du côté allemand, c’était du pareil au même, on arrivait par temps de brouillard à flairer l’haleine de l’ennemi, parfois même à sentir sa moiteur accrochée à l’uniforme. On ne sait plus pourquoi ça se battait, on avait perdu toute estime de soi, on y allait par pelletées réciproques. Les obus pleuvaient et les gourdes étaient impropres à toute consommation, mais il fallait bien tenter de retrouver des forces faute de renforts, contre cette guerre intestine. Les limons étaient bien mieux nourris que la soldatesque. Nous leur servions de pâtée. L’approvisionnement en viande s’embourbait dans les trajets, on n’ingurgitait que cette lavasse de soupe aux haricots qui filait la courante. Dès qu’on dégoupillait nos cantines, on se recevait le hachis du partenaire dans l’assiette, les monceaux de chair se mélangeaient aux brouets et ce que l’on ravalait était ce qui venait d’éclater ou d’être vomi par dessus vos épaules. Plus que tout, cette saloperie de conflit virait en batailles perdues d'avance. Il y en avait plusieurs ; celle d’une Nation contre l’autre, de l’homme contre l’homme, des hommes contre la guerre et celles des blessures qu’il fallait gérer jusque dans le pestilentiel goût de sa propre gueule. On se rappelle d’un certain Caporal Hitler qui avait gagné la croix de guerre pour bravoure, et jamais ne s'oublierait plus le face-à-face honteux avec ce petit gringalet à moustaches, que l’on pansait à l’infirmerie, par une sombre matinée de brume. D’autres arrivaient au revers, par une aile traître, puis des deux côtés à la fois et la tranchée se transformait en tombeau, lorsque la terre recouvrait tout. On avait appris à nager en fond de charniers, à ramper, tel le ver s’insinuant partout sur les cadavres, espèces de reptiles rosâtres et suintants, dépassant en longueur et grosseur, tout ceux que l’on avait observé auparavant. Il y avait là toute une faune obèse qui se gavait à notre insu, le monde souterrain festoyait des corps ensevelis ou à moitié morts, il n’attendait pas, et parfois, vers l’aube, au silence du canon, on voyait de gros corbeaux emporter des lambeaux à bouts de becs ou de voracement se les disputer en nuées. On s’entredévorait entre la faune et l’homme, et lorsque le ventre criait famine, il n’était pas rare que l’on plombe l’un d’eux, afin de le rôtir sommairement sur une flamme d’appoint. On avalait n’importe quoi, remâchant ces volatils tous pleins de farces corrompues, celles de tous nos camarades les ayant engrossé. Ces fosses devenaient des auges, ouvertes aux animaux et vermines de toutes sortes, il devint impossible de différencier le vivant du mort, si ce n’était que l’on voyait parfois tituber des êtres de glaise, ou ramper des morcelés. L’humanité disparaissait au fur et à mesure que ça forait les tranchées, elle s’en allait avec la peur au ventre, cette odeur de trouille, si caractéristique, que l’on remâchait à la moindre reprise des feux. Là, encore et encore, dans les anses intestines, des monceaux de chiasses sur les bottes, ou d’autres atteints de maladies, régurgitant ce qui ressemblait à des platées de riz au lait. Comme si ceci ne suffisait pas, il me fut donné de regarder de force, toutes ces putrescences n’attendant pas l’état de cadavres pour corrompre à grande échelle. Je vis le pire de ce que l’on pouvait craindre ; la gangrène gazeuse éclatant en bouts de moignons, ou alors dans les infirmeries dégoulinantes d’eaux de pluie et d’éther mélangés, ces scies circulaires, qui ne cessaient de rogner, fraiser, démembrer des épaules, des pieds. On voyait emporter des cargaisons de bras ou membres inférieurs sur les tombereaux, à la volée, tous ensemble, à tel point que c’en était presque devenu des sculptures grotesques tressautant sous le cahot des roues. Ça ressemblait à un conglomérat de tentacules et l’on cherchait vainement la tête d’une pieuvre au milieu de tout ce fouillis.

...( à suivre. )


Ossuaire de Verdun



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