EXERCICES DE STÈLES Extraits, Kokoschka - Nabokov
- jemesouviensdetout

- 24 janv. 2021
- 9 min de lecture

Il y eut un silence contenu, entrecoupé par les trois coups du temple de Clarens martelant les quinze heures. La résonance particulière de la grosse cloche sembla vivifier le vieil homme. Il redressa le buste péniblement ; en cela le marbre semblait moins rigide. - Vous n’avez pas l’air d’aller au mieux, fis-je, diplomatiquement. - Je ne vais plus du tout, si vous voulez tout savoir, mais en revanche, on ne cesse de me revenir ! - Au moins n’êtes vous pas seul. - Détrompez vous. Lorsque l’essence vous quitte, il ne reste que les petites eaux. Ça rince bien la bouche, mais ça n’étanche pas la soif. - Je vous prie de m’excuser, mais si vous êtes là, c’est que ce sont bien les autres qui vous ont perdu, et non l’inverse.
- Billevesées ! Le trépas ne se vit pas forcément que du côté tombeau. Et puis la mort n’est pas le contraire de la vie, mais de la naissance, vous le savez certainement mieux que moi. - Pourquoi devrais-je le savoir mieux qu’un autre ? - Un autre… Ma personne… Peut-être pas mieux, mais de manière plus concise . Vous verrez bien. - Je verrai quoi ? Toujours cette sempiternelle promesse ! Il sembla avoir un malaise. Se tassant sur lui-même. Cette âcre odeur de cave humide me suffoquait. - La seule mort que je connaisse, reprit-il, sans relever, est celle qui survient après l’amour, ou alors lorsque cette dernière taille à vif dans l’être aimé. Vous, vous avez connu cela, cependant vous ne savez rien de ma situation actuelle. - Vous avez perdu un être cher ! - Non. Il a décidé de partir. - Suicide ?
- Abandon… - Je ne sais pas pourquoi on recherche tout le temps à être accompagné. Et je ne crois pas que nous soyons incomplets, si nous demeurons sans conjoint. Pas du tout ! - C’est bien vu. Nous ne le sommes pas avant, mais après.
En voyant le vieillard prostré contre le tombeau, je remarquais à cet instant-là son nom gravé sur la stèle : « Oskar Kokoschka. » Il semblait pouvoir lire à travers mon passé ; effectivement, j’avais bien perdu un être cher. Il devait certainement penser que ce fut pour cette raison-là, que j’errais au hasard parmi les tombes. En songeant au deuil, surtout le concernant, je fis immédiatement le dramatique lien avec Alma Malher. - Mon Dieu, c’est vous… Je comprends. - Vous comprenez ? Croyez-vous ? - Je peux imaginer ce que vous endurez. - Imaginer, ce n’est pas vivre. - J’appréhende, alors. - Si fait. Appréhendez ; même plus que cela, fuyez, afin que ça ne vous revienne à la face ! - L’éternité est bien la principale hôtesse de ce jardin, j’en conviens. Au moins de cela pouvons-nous en être sûr. Le pelleteuse de l’existence, jour après jour, nous pousse vers la fosse. Kokoshka releva la tête vers un visiteur qu’il semblait bien connaître. - Ah mon ami ! Vous voilà Enfin ! Ça me fait tellement de bien à l’âme de vous revoir ! Je vous présente Monsieur Nabokov. Il vient tous les soirs me tenir compagnie, ainsi que Monsieur François de Ribeaupierre. Nous pouvons parler amour, poupée, vitraux et lumière. Illumination même, n’ayons pas peur des mots ! Nabokov s’inclina devant le personnage fatigué, et curieusement, il pouvait distinguer l’ensemble de ma silhouette, avec cependant une pointe de réticence. - Je connais déjà Monsieur Nabokov. Pour moi, c’est un revenant. - Monsieur de Ribeaupierre se fait attendre. - C’est qu’il ne vient pas d’ici. Je vous rappelle qu’il est mort à la Tour-de-Peilz. Kokoschka ne se départirait pas de son air prostré. Il s’y renfermerait selon son habitude, tombeau de lui-même, et croix pour les autres. - Allons mon ami ! Tous vos tourments sont finis, redressez dont la tête ! - Ah, Monsieur Nabokov ! Si seulement je pouvais avoir un peu de votre sang ! Vous étiez un charnel, moi, je ne faisais que consulter sans vraiment y croire, le bulletin des naissances.
Il y eut un magnifique éclat d’azur, du côté de la cour est du temple de Clarens, ce qui eut pour effet de tronquer net la discussion. On se serait cru pris en filigrane entre des bulles de verre coulé. Un ciel cristallin avec en arrière-fond les vitraux de la façade ouest, puis entre deux cet immense espace béant d’aurores.
- Alors on se rappelle des anciens parents, des belles disparues dans les tourbillons du temps. Pourquoi donc toutes ces ardeurs reviennent-elles d’un coup vous souffleter ? Ici et partout, ces chers disparus, pas un coin de maison ou profil d’arbustes, sans qu’on ait l’impression de les voir ressurgir et tendre les bras. Alors on s’en veut tellement des manques de patience, des énervements subits et des grandes fatigues exténuant nos nerfs, face à ceux qui n’ont plus tout à fait la capacité de discernement. Lorsqu’on les retrouve, en ces cas-là, c'est dans les extravagances de l’enfance qu’ils nous remontent à l’esprit, aux instants où ils étaient encore tous vifs et bien portants, au moment où l’amoureuse demeurait fraîche telle une frémissante colombe de soie blanche. On ne se rappelle jamais, ou peu, des lambris usés et des colères inassouvies, des rancœurs, des petits désagréments ayant contredits nos caprices d’enfants gâtés. Entre cet aquarium cosmique, fouraillant d’anges lazuli, aux trompettes cuivrées retentissant sous des nuages encore plus élevés que des cieux, il y avait la vision de ces urnes, de ces moribonds raidis, flanqués entre leurs planches, le mugissement de l’orgue et le martellement des cloches en fin de cultes.
On voudrait voir renaître les chairs et saisir les corps entre nos errances orphelines. Mais comment nos parents pourraient-ils renaître de leurs fils et filles, puis qu’ils seront toujours, eux, les uniques à nous avoir donné vie, et non l’inverse ici-bas. Pourquoi tant de laments, de larmes et de cris, de grincements de mâchoires, de mugissements éparpillés au pied des tombeaux, que la terre recouvre et le marbre étouffe ? Souvenance.
Les portes de l’église s’entrebâillaient et trompaient le jour cristallisé par celui de l’air cru et de l’astre jaune, dardant les goudrons. Une languette énorme lécha l’allée centrale du temple, inondant les bancs, touchant l’autel en enflammant la croix. Le cercueil sur son chevalet, sembla en cales sèches, tel un petit berceau refermé contre les intempéries et cloué au-dessous d’un visage. Il parut ne rien peser lorsqu’on l’emporta, encore moins lorsqu’ils s’enfonça entre les murs de tourbe, avec juste au-dessus de lui, un dernier et mince chenal d’azur. Alors oui, croyez-moi, il faut aimer encore de sang, parce qu’après, comment appréhender le souffle, une pensée, une intuition, un arôme rappelant le défunt et donnant à penser qu’il rôde encore auprès de nous ? Comment se départir de ce que l’on voudrait vraiment et de ce qui n’est plus ? Comment convier cette atroce réalité au quotidien du jour, sans tenter de nous offrir l’espoir d’un ailleurs recomposé, auprès d’un Dieu bon et compatissant, tout cela parce que l’idée même des boues corrompues et des chairs putréfiées, ne peut-être et ne sera jamais accepté comme demeurant nos seules et ultimes conditions terrestres. Alors on se crée ces bassins de clartés, entre lesquels on vogue tels les deux pans de la mer rouge s’ouvrant sur le passage des Hébreux. N'y avez-vous donc jamais songé ? Si depuis le premier jour, la pelleteuse de la vie ne faisait que de nous pousser vers la fosse, sans espoir d’issue ni autre destinée ? Si cela seulement était, et que tout ce que l’on entreprit dans cette vie ne servirait à rien d’autres qu’à disparaître corps et bien ? On peut bien se persuader que tout est aussi beau et divin que l’espace lazuli baignant entre ces vitraux. Que ce ne sont point de simples fenêtres, mais de véritables pépites d’azur, ayant été capturé dans la pâte liquide et incandescente du verre. Que ce beau visage immaculé, semblant voguer à mi-hauteur entre deux claies, est vraiment celui d’un être divin, moissonnant délices et magnificences. Qu’il n’y a plus qu’à s’asseoir à la fraîche sur ces bancs, en fonds de cours, au crépuscule, afin de voir flamboyer tous ces éléments à la fois, en unique levain, nous emportant loin de tout cela, dans l’univers des fresques réverbérant le Royaume des Cieux. C’est cela uniquement que j’espère en tant que réalité. C’est cela que je dépeindrai toute mon éternité, à mi-auteur sur un échafaudage, comme Monsieur de Ribeaupierre, entre planchers et empyrée. Entre ceux d’amour qui disparaîtront bientôt et les autres, tous les autres, aux destinées rendues silencieuses, quelles seraient donc nos actions utiles, à pourvoir encore ? Nous sommes totalement démunis face à l’effacement général des êtres. Leurs disparitions se fossoient en nous. Un vide total. Plus on ensevelit, plus on s’excave. On ne peut tout simplement plus ni toucher ni enlacer, ni sentir leurs embruns, c’est le principe même de la séparation définitive. Nos membres deviennent trop courts pour atteindre nadir ou zéphyr. Ce sont deux pôles renversés, contraires, marqués d’un équateur bordure, sur lequel nous ne parvenons même pas à marcher en équilibre. Voilà ce que j'en dit ! - La mort ne tient pas l’apanage de l’absence, mon cher.
- Oui peut-être. Mais dans le cas inverse, vous savez que la personne existe encore quelque part, que son ombre nimbe le sol ou les murs, que le poids de son corps pèse sur la planète, et qui, si par hasard elle descendrait à la mer, ou se baignerait dans un lac de montagne, mêmes infimes, les ridules de son passage fendant l’onde, viendraient colporter son existences sur les berges adverses. La planète le sait. Les vapeurs d’une essence, d’un geste, diffuse dans l’air la fragrance d’une mouvance, les vents sont au courant, si j’ose dire, de l’évolution de l’être animé évoluant immergé entre son gaz. Tandis que, Cher Monsieur… Tandis que dans l’annihilation post-mortem, il ne reste rien de tout cela. Qu’un zéphyr évidé et des terres sans plus d’empreintes ni labours. C’est un naufrage qui se perd entre les abîmes de la destinée, emportant corps et biens. On ne se remet jamais de cet engloutissement systémique. On fait semblant. On perd tout Monsieur. Un jour, on regrette de n’avoir pas assez pris de temps pour chérir nos proches, et pourquoi ? Pour tant de confrontations puériles, bruyantes et futiles ! D’orgueil démesuré à prouver ou promouvoir je ne sais quoi d'important ! Ces fardeaux ne tiennent pas face à la bêche du fossoyeur ! Ça bute sur la cuirasse tandis qu’on tente une pauvre grimace en guise de sourire. Sans plus de mordant. - Oui, avec beaucoup de chance, on peut parfois sourire. Mais je crois que vous avez su créé par tous les moyens imaginables, ce qui vous a permis de combler l’absence d’Alma Malher. - Nous avons possédé chacun notre poupée, mon cher Nabokov. - La mienne fut plutôt fictive ; elle créait un besoin puis une addiction, non pas un manque. - Croyez-vous ? Lorsque'on a de cesse de rechercher ladite personne dans tout le Midewest, je n’appelle pas ça un besoin ! - Et lorsqu’on crée une poupée à l’effigie de son amoureuse ? - Rien d’autre qu’une tenue funéraire sur un squelette de bois. Mais votre genre de relation, avec une nymphette, ça mène soit au meurtre, soit au suicide. Ce sont des fragilités émaciées, aux arêtes enduites de vinaigre. Les nymphettes ne sont autre que des sirènes, des naufrageuses. Pour vous raccrocher, il ne vous restera même pas les décombres d'une embarcation. - Avez-vous vraiment joui de tous vos instincts avec votre Coppélia de chiffon, Monsieur Kokoschka ! Alma séduisait le tout Vienne, elle a aussi retourné l’Amérique entière par le magnétisme de son charme et de sa dite spiritualité. Mais tout le monde ne l’appréciait pas. Vous avez vu juste en l’appelant la fiancée du vent. C’était une femme volatile, une seule et unique personne a pu de son vivant lui arracher un vrai baiser, entre les dorures de la Sécession Viennoise, et pas n’importe lequel, un baiser ardent ,tout ce qu’il y a de plus charnel ; et cet heureux élu fut Gustav Klimt ! - Klimt ! Klimt ! Toujours ce Klimt partout ! - Votre Alma voulait de la matière, de la couleur. Des salles de bains humides, aux coupoles béants d’horizons méditerranéens, afin d’y insérer ses galbes entre les bas-reliefs de céramique, ou encore, rivaliser de grâces sous les mosaïques des grands salons. C’était une femme incarnée au monde. Vous vouliez mélanger l’azur en eau de seltz, mais ce n’est pas de cette soif qu’elle s’étanchait mon brave ; elle ne buvait qu’après avoir abusé des chairs. C’était une soiffarde acharnée de nourritures terrestres. Ce sont les coupes et calices qui nourrissaient ses lèvres et de l’incarnation qui lui fallait, afin d’emplir sa couche ! En gros ; le sexe gavé et la panse comblée ! Quand je pense qu’Hermine Moos, tellement éprise de vous, créa cette poupée à l’effigie d’une autre. Un corps vous attendait, brûlant de désirs, mais non, à cela, vous préférâtes cette vulgaire étoupe ! - Même pas... Si seulement, au moins... Désillusions, mon ami ! Alma perdit tant d’enfants ! Une vraie collection de mises en bières, des tas d’inhumations. La chair rappelant l’agape terrestre. Des noyades multiples et des marins défunts. Quelle terrible destinée ! Jalonnée de sanatoriums, de violettes fanées déposées sur une table de nuit, l’odeur du camphre exhalant des petits chérubins poitrinaires, les quatrains enflammés de Rilke, des extases suintant l’opium, tant d’actes factices et vaines passions, trahissant les sens prometteurs en coïts interrompus.
L’une des fenêtres vitrail du temple de Clarens bascula en vasistas. Une fournaise aurifère attira notre attention.
- Il est temps d’aller retrouver Monsieur de Ribaupierre, fit Kokoschka coupant court à la funèbre discussion. Cela ne pourra que nous rasséréner.
- Je vais vous suivre, cette fois-ci, fit Nabokov
- Enfin, mon cher ! Ce n’est pas trop tôt !
- Nous devrons cependant marcher jusqu’aux vitraux, repris ce dernier, aussi là de son errance que de sa fin de vie.
Le soleil dardait de tous ses feux. Je ressentis l’odeur tiède et si caractéristique des vieux tiroirs d’antan, émise par les bancs de bois, les bibles et psaumes aux cuirs racornis, fixés sagement aux dossiers.

Photos : Luciano Cavallini



Commentaires