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LA TRAHISON DE MERCURE - EXTRAIT DU CHAPITRE DOUZE


La Commissaire Isabelle Gardel peinait à contenir les fauves, et Nadal à dompter les humeurs de sa chère collègue. De leurs côtés, suite à la réunion du soir, les Orfèvres décidèrent d’affronter les journalistes en demeurant le plus concis possible, tout en sabrant certains détails qui auraient pu amener leurs littératures quotidiennes à se poursuivre en afflictions de gare. Bailly rageait, Cassagne tenait le crachoir, avec eux deux la cuvette serait vite pleine ! Philippe Paoli reprenait les faits, point par point, mais ces derniers le ramenaient toujours aux mêmes conclusions : Vitrification totale des tissus internes et superficiels, ce qui en temps normal aurait produit la combustion définitive des chairs, suivi d’un rapide retour à l’état de carbone ! Il fallait donc absolument trouver qui, ou quoi était responsable d’un tel phénomène, apparemment provoqué sans mobile ni revendication. C’était comme qui dirait : « Le bordel total à l’intérieur des maisons closes ! » On ne savait absolument rien, ni de quoi il en retournait. Personne ne signalait la moindre disparition, personne non plus pour réclamer les corps. Le silence radio ne se trouvait pas aux bons endroits. Il arriva cependant à un curieux phénomène dans l’appartement privé du Commissaire Isabelle Gardel, puis par la suite chez l’Inspecteur Germain Nadal. Elle prenait grand soin à se préparer le matin, dans un univers essentiellement masculin et peu scrupuleux de la gente féminine, il était bon de ne rien laisser au hasard. Depuis plusieurs jours, alors qu’elle utilisait le miroir comme à son habitude, elle remarqua que les angles de la pièce où elle demeurait, en l’occurrence la salle de bain, ne se réfléchissaient plus tout à fait normalement. Elle n’en prit aucunement garde les premiers jours, mais par la suite cela lui devint de plus en plus concis. Les points de réflexions se modifiaient, les murs se trouvaient décalés par rapport à la disposition du miroir enchâssé dans les portes de la pharmacie murale. Il fallait donc qu’elle se déplaçât physiquement, pour retrouver un point de vue adéquat. Pire, encore, elle devait tourner légèrement la tête sur le côté, afin de pouvoir se regarder de face ! Au début, cela se passa de manière imperceptible, mais plus les jours s’écoulaient, plus le phénomène s’intensifiait et le processus s’accélérait ! Isabelle Gardel ne consommait aucun alcool au moins douze heures avant de prendre le service, et ne buvait pas plus lorsque qu’elle le quittait. Elle n’absorbait aucun médicament non plus, du type somnifère ou neuroleptique, elle ne pouvait donc selon toute logique, aucunement être victime de phénomènes hallucinatoires. Les faits se répétaient pourtant, avec une incroyable précision ; l’espace réfléchi se modifiait, modulant les lieux de manière anarchiques ou aléatoires. Les ombres et les reflets se décalaient, sans ne plus suivre du tout l’éphéméride solaire, jusqu’au jour ou la fenêtre de la salle de bain se trouvant alors sur le côté de la pièce, se ficha carrément au centre du miroir ! Elle se retournait, parcourait l’espace, entrait ou sortait de la pièce, jusque-là tout allait bien. Mais il ne fallait pas qu’elle regardât ce foutu miroir, sous peine d’être trahie ! Les reflets ne lui appartenaient plus, ni ce qui lui était renvoyé d’elle-même ; comme dans un jeu à géométrie variable, les points de fuite se plaisaient à la tromper, à l’égarer dans un endroit qui n’était pas le sien, et surtout qui ne lui appartenait plus. La perspective se creusait d’un relief qui n’avait rien avoir avec la topographie du lieu. Le doute s’installa, puis l’angoisse, une angoisse sournoise qui ne la quitta plus. Isabelle Gardel avait nettement l’impression d’observer une autre personne, de voir apparaître plusieurs personnages tous plus diffus les uns des autres, lui succédant ou se juxtaposant à son image. Elle n’osa bientôt plus croiser son reflet, évitait même le miroir qui lui devint menaçant. Il fallait qu’elle s’y détournât ; il la poursuivait pourtant, elle sentait dans son dos le verre glacial et le tain froid couler le long des reins. Cette chose devenait un être à part entière, un spectre aux brillances monstrueuses, s’insinuant partout, un spectre de mercure pénétrant dans les chairs ou glissant sur le corps. Elle avait chez elle, un instrument menaçant et hostile, il était là, elle le sentait partout qui tentait de capter son corps, de s’en accaparer et le tordre, de le réduire en bouillie, de l’absorber jusque dans les moindres recoins de son intimité. Le soir… Sous le néon, il fallait bien qu’elle se douchât, elle avait voilé la chose avec une serviette de bain, au moins elle oserait se dévêtir, elle ne serait plus épiée, ni violée sourdement à son insu. Puis il avait la buée, il y avait cette haleine au moins, qui sous le bâillon pourrait empêcher toute hostilité. Elle l’entendait respirer, se sentait pourchassée, malgré tout, il faudrait le briser, c’est cela, elle s’y emploierait sans attendre, sitôt la douche achevée. Il faisait chaud et moite, elle ne voyait plus à cinq centimètres, la baignoire devenait glissante et difforme, les bords s’effaçaient, les angles de la pièce semblaient disparates. Lui, il était là, recouvert, immobile, mais terriblement frémissant, de son liquide circulant librement sous le verre, comme l’eau profonde d’un étang gelé. Elle glissa et se rattrapa à la robinetterie, parcourut dégoulinante les quelques mètres la séparant de la salle de bain à la remise. Vite attraper le plus gros marteau, celui avec l’embout rond qui éclate ou enfonce le moindre obstacle. Elle s’y prépara, maintint contre le verre la serviette de bain humide en guise de protection. Asséna un coup, puis un deuxième, puis de rage cogna à l’aveuglette en tous sens. L’armoire murale éclata, répandant les médicaments et les fioles multiples les contenant épars au sol, un vrai massacre, réussissant même à plonger l’endroit dans la plus totale obscurité. Le miroir volait en éclats, ça, il n’y avait aucun doute à avoir, et les voisins furieux frappèrent eux aussi, mais contre les murs. Ces derniers, pourraient-ils seulement imaginer qu’elle se défendait toute seule contre les attaques traîtres et répétées, d’une pharmacie de salle de bain ? Sur chaque débris de verre, parmi les plus conséquents jonchant le sol, elle voyait les éclats d’un visage horripilé, marqué de manière indélébile entre le tain et le verre en ayant capturé les moindres traits. Le vol s’était arrêté là. Pour l’instant. C'est ce qu’il faudrait dire et répéter haut et fort par la suite, aux autorités hostiles et menaçantes, lorsqu’il s’agissait de maintenir le pouvoir et la main mise sur tout le pays, ainsi que la vie sauve pour soi-même.

© Luciano Cavallini, " La trahison de Mercure ", août 2019.

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