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LA TRAHISON DE MERCURE - EXTRAIT DU CHAPITRE QUINZE -





Nadal flairait plus qu’il n’arrivait à percevoir, c’est tout juste si à force d’aller contre sa nature, cette Blanche immaculée ne laissait dès à présent et par vengeance, qu’une ombre vague et des empreintes volatiles. Chaque pavé s’allumait, créant un serpentin de craie, la menant directement au centre du gouffre vertical et béant, impatient de l’engloutir.

La matière aérienne changeait, c’était l’Arche qui engloutissait l’air et la nuit, et non pas l’air qui s’engouffrait sous l’Arche, c’était d’une surprenante réalité physique, pénétrant la peau, en y arrachant des plaques d’intimité, un nu entrepris par les dessous et aussitôt jeté en pâture au gigantisme. L’Arche se repaissait de jeune peau, la femme devait être juvénile et fine, vivifiante comme une source. La pierre s’asséchait, plus rien ni personne ne venait en honorer la sacralité, les veines du marbre ne transportaient plus aucun courant. Elle aurait voulu crier, se retourner, mais une force invisible oppressait sa nuque empalée au milieu de l’Axe, elle devait en suivre le rail douloureux, s’insinuant aussi en elle. C’était une sorte d’à-coups successifs, qu’il fallait tenter de dominer, le souffle coupé, et le corps rabattu. Force terrible ! Personne ne voyait, ni ne sentait rien, le feu s’élaborait dans la racine des os, les jointures, les chevilles, les poignets, marcher devenait douloureux, courir, impossible. La grande gueule approchait son naseau, évasée par le fond, plus épaisse et plus râpeuse, une gorge ou un égout, rien ne laissait supposer que ce fût une rampe de lancement, ou encore, une porte stellaire. Les deux savates brillaient par leur absence, ou s’étaient endormis au volant, on ne voyait plus personne à l’horizon, on ne voyait plus d’horizon du tout. Pont de Neuilly, Sablonne… Elle se retourna. Dieu, était-ce possible ! Toute la ville semblait aspirée au centre d’un maelström d’ombres mouvantes ! Qui était-elle et pourquoi les autres l’avaient-ils abandonnée ? Et si d’autres projets, cachés eux aussi, se concrétisaient dans son dos sans qu’elle n’en sache rien ? Certainement, était-elle utilisée à son insu, victime, victime de ces gens peu scrupuleux, n’hésitant pas un instant à tromper la population entière ou se détruire mutuellement ! Cette engeance-là fonctionnait en mode remorques ; ça fourrait par l’arrière, mais il n’y avait plus personne pour prendre le volant et suivre une route droite et sans accroc ! Elle devenait complice ! Complice de jouer dans la cour des grands, menant plusieurs équipes à la fois sur plusieurs fronts ! Nadal avait eu raison de ne pas vouloir, de ne jamais vouloir éborgner son éthique ! Où donc était-il lui ! Pourquoi s’en être écarté, ô combien voudrait-elle qu’il fût là, juste en cet instant ! Elle se sentait harcelée, la peau glissait sur les os et l’imperméable sur le corps, comme si cette chose venteuse et sombre l’investissait de tous côtés, entre ses moindres invaginations ! Le gouffre se profilait, il s’offrait, l’Arche béante ouvrait sa gueule, Baal ivre, ivre et affamé de chair bien fraîche ! Cette côte se dilatait, on voyait les siècles disséminés au fond du Léviathan, l’Histoire et les sciences, au coude-à-coude, les guerres, les puissances armées, l’hémorragie Bonapartiste, puant la glaire et les boues d’Austerlitz, puis la fin de l’Aigle, foudroyé, l’Aigle des César, du IIIème Reich, toute la Nation au bord du gouffre et ne bronchant plus, tenant les mains aux morts d’alors, entre les fossés de mille huit cent soixante-dix, quatorze-dix-huit et les charniers de trente-neuf-quarante-cinq. L’histoire en débâcle refluait de tous côtés, la vilenie, l’Étoile, l’étoile de la honte crucifiée aux poitrines des Israélites de France, le fracas des rafles, les assoiffés du Vel'd'Hiv', la Grande Armée, puis au loin, en dernier, tout en dernier, les douleurs rapaces du Lutétia, et les autres, tous les autres, en bien plus grand nombre, entassés dans la pièce principale d’une salle d’attente… Elle était arrivée au milieu du Pater Fraternel. Ses pas parsemaient l’asphalte, comme les petits cailloux de Poucet fuyant l’Ogre républicain, et ça scintillait, oui, il est des étoiles qu’on ne peut jamais éteindre.

Forte et si féminine, si frêle, mais tellement érigée, la belle fluidité rompait la pierre, au frontispice impénétrable empli d’énigmes. Toute petite, le corps bas, les bras maintenant froids et nus, le poignard des carpes à l’air, connue de la chair et du granit, la voilà dressée au centre circonvoisin du cube, entre le paradoxe de la vie moderne, et l'ancienneté des mystères. Paralysée, elle voyait au loin l’Axe onduleux et noir, dérouler son ruban jusqu’à son point d’ancrage, le Louvre, puis la Pyramide du Louvre, qui ne pouvait complètement ignorer ses facettes en diamant. Elle avait peur, froid, devenue plus morte que vive, traînant sur le parvis, lorsque le grand ascenseur vint la happer dans son armature de verre, afin de l’ériger jusqu’au sommet, le faîte de l’Arche, cependant absente de tout éclat. Elle flottait dans l’ombre, dans cet aquarium translucide à mi-chemin entre terre et cieux. L’Arche aux besoins d’éclats féminins pour exister, pour être autre qu'une stèle morte, l’Arche de l’Axe aux féminités avérées, crêtes iliaques et Matrice des mondes, des immondes et de l’humain ! Depuis le passé occipital, reptilien, jusqu’à l’avenir frontal, peut-être enfin civilisé. Isabelle Gardel se cognait la tête au milieu des époques, les bras ballants, aimantés contre le sol des trépassés, et le sinciput lisant l’avenir des futures naines blanches.

Hissée au sommet de l’échelle de Jacob. Et des Jacobins.

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